LANDOVER
Cette agréable sensation dura jusqu’au lendemain matin, lorsqu’il découvrit qu’il était le seul à qui sa future nouvelle vie plaisait tant.
Il commença par appeler son comptable. Il connaissait Ed Samuelson depuis plus de dix ans ; s’ils n’étaient pas amis intimes à proprement parler, ils travaillaient en étroite collaboration et se vouaient une confiance réciproque. Ed était probablement la seule personne à connaître l’étendue de la fortune de Ben. Il travaillait déjà pour lui à la mort des parents de Ben. Il lui avait conseillé la plupart des investissements auxquels Ben avait souscrit. Il savait que Ben était un homme d’affaires adroit et rusé.
Mais lorsque Ben l’appela ce matin-là pour lui ordonner (lui ordonner et non lui demander) de vendre des obligations et des valeurs estimées à près d’un million de dollars et de le faire avant dix jours, il lui sembla clair que Ben avait perdu la tête. Il explosa de rage par téléphone interposé. Vendre ainsi, c’était de la folie pure ! Les obligations et les titres ne pourraient être liquidés qu’à perte, à cause des pénalités de retrait prématuré, qui étaient lourdes. Il faudrait vendre à la valeur du marché, et dans de nombreux cas la tendance était à la baisse. Ben ne ferait qu’y perdre de l’argent. Même les déductions fiscales liées à un acte aussi précipité ne couvriraient qu’une faible partie des pertes ! Pourquoi fallait-il donc qu’il fasse cela ? Pourquoi avait-il soudain besoin d’un million de dollars en liquide ?
Patiemment mais évasivement, Ben expliqua qu’il avait décidé de s’offrir quelque chose qu’il fallait payer d’avance et immédiatement. Au ton de sa voix, il était clair qu’il n’avait aucune intention de révéler la nature de l’achat. Ed hésita. Ben avait-il des ennuis ? Il l’assura que non. C’était simplement une décision prise après mûre réflexion, et il serait reconnaissant à Ed de l’aider à réunir le capital désiré.
Il n’y avait plus grand-chose à dire. Ed Samuelson accepta à contrecœur de faire ce qu’on lui demandait. Ben raccrocha.
Ce fut pire encore au cabinet. Il convoqua tout d’abord Miles. Lorsque son ami fut assis, sa tasse de café à la main, Ben lui annonça qu’il allait prendre un congé sabbatique. Miles en laissa presque échapper sa tasse.
— Un congé sabbatique ! Mais qu’est-ce que tu racontes, Ben ? Ce cabinet, c’est toute ta vie ! Plaider, c’est toute ta vie, depuis qu’Annie est morte !
— C’est ça le problème, Miles ; j’ai peut-être besoin de tout quitter pour un certain temps, de prendre un peu de recul. C’est toi qui me disais que je devais sortir davantage, voir autre chose du monde que mon bureau et mon appartement.
— C’est vrai, mais je ne vois pas… Attends, de combien tu le prends, ton congé ? Deux semaines ? Un mois ?
— Un an.
Miles ouvrit des yeux ronds.
— Minimum, précisa Ben. Peut-être plus.
— Un an ? Une année entière ? Au moins ? (Miles était rouge de colère.) C’est pas un congé, ça, Ben, c’est un départ à la retraite ! Et nous, qu’est-ce qu’on fait pendant que tu n’es pas là ? Et tes clients ? Ils ne vont pas attendre que tu reviennes, ils vont prendre leur dossier sous le bras et aller voir ailleurs ! Et les procès programmés ? Tes affaires en cours ? Mais enfin, tu ne vas quand même pas…
— Calme-toi un peu, d’accord ? interrompit vivement Ben. Je ne vais pas prendre la porte et laisser couler le navire. J’ai bien réfléchi. Je mettrai tous mes clients au courant personnellement. Les affaires en cours seront liquidées ou réattribuées. Ceux qui ne seront pas contents, je les recommanderai à un autre cabinet. Je pense que la plupart resteront avec toi. Et puis, nous pouvons nous permettre d’en perdre quelques-uns en route si les circonstances l’exigent.
— Mais justement. Les circonstances ne l’exigent pas.
— Et si je mourais, Miles ? Ce soir, comme ça. Mort et enterré. Qu’est-ce que tu ferais ? Il faudrait bien que tu résolves la question. Comment t’y prendrais-tu ?
— Mais ça n’a rien à voir, bon sang, et tu le sais ! Elle est pourrie, ton analogie !
Miles se leva et se pencha soudain, les avant-bras appuyés sur le bureau.
— Je ne sais pas quelle mouche t’a piqué, Ben. Je ne sais vraiment pas. Tu as toujours été si fiable ! Pas toujours très catholique en salle d’audience, d’accord, mais la tête froide, maître de toi. Et excellent plaideur, avec ça. Bon Dieu, si j’avais eu la moitié de ton talent…
— Miles, tu arrêtes ton cirque ?
— Et tu veux aller te promener pendant une année entière ? Comme ça ? Pour commencer, tu vas à New York sans un mot d’explication, pour courir après Dieu sait quoi, tu pars le jour même sans m’en parler, pas un mot depuis le matin où on était assis dans ce bureau à parler de ce truc débile dans un catalogue de Noël, Ross, Rosenberg ou je ne sais quoi, et voilà que tu recommences, comme si…
Il se tut soudain et les mots séchèrent sur sa langue. Son visage se figea en une expression de compréhension stupéfaite.
— O, mon Dieu ! murmura-t-il en secouant la tête. Mon Dieu ! C’est cette espèce de pays de cocagne, hein, c’est ça ?
Ben resta silencieux un moment, ne sachant s’il devait répondre. Il avait prévu de garder le secret sur Landover. Il avait résolu de n’en parler à personne. Il finit par dire :
— Miles, assieds-toi, tu veux ?
— M’asseoir ? Tu veux que je m’asseye après…
— Mais assieds-toi donc, nom de nom ! coupa Ben.
Miles s’immobilisa un instant, puis glissa lentement dans son fauteuil. Sa face rubiconde exprimait toujours la stupéfaction.
Ce fut au tour de Ben de se pencher en avant, le visage dur.
— Cela fait longtemps que nous sommes ensemble, Miles, à la fois comme amis et comme associés. Nous nous connaissons très bien. Mais surtout nous partageons une expérience acquise en commun. Nous ne savons pas tout l’un de l’autre parce que c’est impossible. Deux êtres humains ne peuvent jamais se connaître intégralement, même dans les meilleures circonstances. C’est pourquoi certains de nos actes resteront à jamais un mystère pour l’autre.
« Tu te souviens que tu m’as averti qu’il valait mieux laisser tomber certains dossiers parce que quelque chose ne tournait pas rond ? Tu te souviens ? Abandonne cette affaire, tu me disais, ça sent mauvais. C’est un dossier pourri. Parfois, je suivais ton conseil et je laissais tomber. D’autres fois, je n’étais pas d’accord. J’acceptais l’affaire quand même, en te disant que je la prenais parce que cela me semblait bien. Même si tu trouvais que j’avais tort et que tu ne comprenais pas trop, tu respectais mon choix. Et tu me faisais confiance, non ? Eh bien, c’est cela que je te demande de faire aujourd’hui. Tu ne peux pas comprendre et tu ne serais pas d’accord. Alors laisse tout ça de côté et fais-moi confiance. »
Miles regarda le bureau, puis releva les yeux.
— Ben, il s’agit d’un million de dollars !
— Non, répondit Ben en secouant lentement la tête. Il s’agit de sauver ma peau. Ce dont je parle n’a pas de prix marqué dessus.
— Mais c’est dingue ! (Miles s’agrippa au bord du bureau, si fort que ses articulations blanchirent.) C’est irresponsable ! Et c’est tout simplement idiot !
— Ce n’est pas mon avis.
— Ah non ? Balancer aux orties tes responsabilités professionnelles, l’œuvre de toute ta vie ? Partir t’enterrer dans un château fort pour combattre des dragons – à supposer qu’il y en ait et que tu ne sois pas en train de te faire plumer ! Plus de télé, plus de football, plus de base-ball, de bière glacée, d’électricité ou de douches chaudes, de W.-C. intérieurs, rien ! Tu vas laisser ta maison, tes amis, et… bon Dieu, Ben !
— Tu n’as qu’à te dire que c’est du camping prolongé, une expédition sauvage.
— Tu parles ! À un million de dollars le voyage !
— Ma décision est prise, Miles.
— Mais nom de Dieu de nom de…
— Ma décision est prise !
Le ton dur de sa voix les laissa tous deux interdits. Ils se regardèrent en silence, comprenant que la distance qui les séparait avait grandi jusqu’à devenir un gouffre. Ben se leva et contourna son bureau. Miles se leva lui aussi, et Ben lui posa la main sur l’épaule.
— Si je ne fais rien, Miles, je vais y laisser ma raison, murmura-t-il. Cela prendra peut-être quelques mois, un an, mais je finirai par sombrer pour de bon. Je ne veux pas laisser cela arriver.
Son ami l’observa sans mot dire, puis soupira et hocha la tête.
— C’est ta vie, Ben. Ce n’est pas à moi de te dire comment la vivre. Je n’ai jamais su. (Il se redressa.) Voudrais-tu au moins prendre quelques jours pour y réfléchir ? Ce n’est pas trop demander, si ?
— J’y ai déjà réfléchi de mille façons différentes. Cela suffit. J’ai assez cogité.
— Même un aveugle s’en rendrait compte.
— Maintenant je vais annoncer mon départ aux autres. Je te serais reconnaissant de garder tout cela pour toi.
— Bien sûr. Pourquoi aller crier sur tous les toits que le fer de lance de la société est un pauvre fêlé ?
Il jeta un dernier regard à Ben, haussa les épaules et fit marche vers la porte.
— Tu es cinglé, Ben.
— Oui, toi aussi tu me manqueras, conclut Ben en l’accompagnant.
Il réunit les membres du personnel et leur exposa sa décision de prendre un congé exceptionnel. Il leur expliqua qu’il avait besoin de sortir de sa vie actuelle, de la ville, du métier, de tout ce qui lui était familier. Il annonça que son départ aurait lieu quelques semaines plus tard et qu’il serait absent pour plus d’un an peut-être. Après un moment de silence étonné, il fut assailli de questions auxquelles il répondit patiemment. Puis il partit et rentra chez lui.
Il ne parla à personne de Landover. Miles non plus.
Il lui fallut presque trois semaines pour mettre ses papiers en ordre. Il passa presque tout ce temps à liquider les affaires en cours : parler à ses clients, libérer son agenda de plaidoiries, redistribuer les dossiers. La transition était difficile. Les membres de son personnel avaient accepté sa décision avec stoïcisme, mais il y avait dans leur regard et leurs conversations un indéniable mécontentement. Ils estimaient qu’il désertait, qu’il se dérobait. Et, pour dire la vérité, il avait lui-même des sentiments mêlés à ce sujet. D’un côté, défaire les liens avec sa profession et son cabinet lui donnait une sensation nouvelle de liberté et de soulagement. Il avait l’impression de sortir d’un piège, comme s’il reprenait sa vie à zéro avec une nouvelle chance de découvrir ce qu’il avait raté la première fois. Mais d’un autre côté, il doutait parfois et regrettait de quitter ce qu’il avait passé presque toute sa vie d’adulte à construire. Il ressentait ce que l’on ressent toujours avant un grand voyage : il abandonnait un monde familier pour aller vers l’inconnu.
Il pouvait tout de même revenir quand il le voulait. Il n’y avait rien de permanent dans tout cela, pas encore du moins.
Au bout de ces trois semaines, il avait terminé la transition au bureau. Il était libéré de ses obligations professionnelles, libre de prendre la direction qui lui chantait. Dans le cas présent, la direction choisie était celle d’un royaume mythique du nom de Landover. Seul Miles savait la vérité, et il ne dirait rien. Ni à lui, ni à personne.
Miles avait la trouille. Miles était convaincu que Ben était fou.
— Un jour viendra, Ben, dans un futur pas si éloigné que ça, si je ne me trompe, où une petite ampoule s’allumera dans ta tête encombrée ; et alors tu comprendras, dans un éclair de sagesse tardive, que tu as fait une énorme bêtise. Ce jour-là, tu reviendras au bureau en rampant, un peu plus modeste et beaucoup plus pauvre, et j’aurai l’immense plaisir de te répéter au moins une demi-douzaine de fois : Je te l’avais bien dit. Mais cela ne regarde que toi et moi. Alors on va garder pour nous cette histoire de folie médiévale. Inutile de faire honte à toute la boîte.
Ce fut l’ultime commentaire que Miles prononça sur la décision de Ben d’acheter Landover.
Les jours passaient lentement, et Ben n’en pouvait plus d’attendre. Ed Samuelson téléphona pour annoncer que les actions et les obligations avaient été liquidées et que l’argent était disponible – si toutefois Ben était certain de vouloir agir ainsi sans en discuter plus avant. Sans relever cette suggestion déguisée, Ben l’assura qu’il était toujours aussi sûr de lui, et il fit virer le montant de son achat sur le compte de Rosen à New York, à l’attention de Meeks. Il paya douze mois de loyer d’avance et prit ses dispositions pour que l’appartement soit nettoyé et surveillé. Il pria George, le surveillant, d’avoir l’œil ; George avait l’air de sincèrement lui souhaiter bon voyage et bon séjour, où qu’il aille. Il était sans doute le seul à réagir ainsi, se dit Ben. Il mit son testament à jour, annula ses abonnements, téléphona au club de sport pour prévenir de son absence tout en précisant bien qu’il ne faudrait pas supprimer son équipement de boxe, fit arrêter son courrier à la poste et confia la clé de son coffre bancaire à Ed Samuelson.
Puis il s’arrêta et attendit encore.
Son attente prit fin la quatrième semaine, trois jours avant la fin du mois. Quelques flocons de neige tourbillonnaient dans l’après-midi gris, et la ville était prise d’assaut par les badauds en folie qui faisaient des emplettes dans le but de célébrer la naissance du Christ en échangeant leur argent contre des marchandises diverses. Le mécontentement dû à l’attente rendait Ben méchamment cynique. Il observait la frénésie depuis sa tour d’ivoire lorsque George lui annonça par l’interphone qu’une enveloppe était arrivée de New York par porteur spécial.
Cela venait de Meeks. Il y avait une lettre, des billets d’avion, une carte routière de l’État de Virginie et un reçu d’aspect inhabituel. La lettre était la suivante :
Cher Monsieur.
Je vous confirme par la présente l’acquisition de l’article désigné sous le nom de Landover, tel que le mentionne notre dernier catalogue de Noël. Le règlement intégral de votre achat a été bien reçu et encaissé, sous réserve du délai contractuel de dix jours.
Vous trouverez ci-joint des billets d’avion qui vous permettront de vous rendre de Chicago à Charlottesville, en Virginie. Ces billets seront honorés sur présentation aux représentants de la ligne aérienne adéquate à n’importe quel moment au cours des sept prochains jours.
En arrivant au terminal de Charlottesville, présentez le reçu ci-joint au bureau de renseignements. Une voiture a été louée à votre nom et vous sera fournie dès votre arrivée. On vous remettra également un paquet et des instructions écrites. Lisez attentivement ces instructions et prenez bien soin du contenu du paquet.
La carte routière ci-jointe est annotée de manière précise afin de vous permettre d’achever sans encombre la dernière partie de votre trajet pour Landover. On vous attendra à l’arrivée.
De la part de Rosen’s Ltd, je vous souhaite un agréable voyage.
Meeks.
Il lut plusieurs fois la lettre, examina rapidement les billets d’avion et le reçu, puis la carte. Une ligne tracée au stylo rouge suivait une route à l’ouest de Charlottesville, jusqu’à une petite croix au beau milieu des Blue Ridge Mountains, juste au sud de Waynesboro. D’autres explications remplissaient les marges, en paragraphes serrés. Il les lut, lut de nouveau la lettre, puis replia le tout et le glissa dans l’enveloppe.
Il resta assis sur le canapé sans bouger, le regard perdu dans le jour gris et les flocons blancs. Puis il alla à la salle de bains, prit quelques affaires de toilette et appela George pour lui demander de héler un taxi.
Il arriva à l’aéroport avant cinq heures.
La neige redoublait.
Nulle trace de neige en Virginie. Il faisait doux et clair, le ciel était éclatant d’un soleil dont les rayons caressaient les lointaines montagnes boisées qui luisaient dans la rosée cristalline du matin. Ben pilotait sa voiture bleu acier vers la file de droite de l’autoroute 64, quittant Charlottesville par l’ouest pour gagner Waynesboro.
La matinée était bien avancée. La veille, il avait pris l’avion jusqu’à Washington, où il avait dormi, puis il avait pris le vol de sept heures pour Charlottesville. Une fois arrivé, il avait présenté son étrange reçu aux renseignements et avait obtenu en échange les clés de la voiture et une petite boîte enveloppée de papier brun, adressée à son nom. Elle contenait un message de Meeks et un médaillon. Voici ce que disait ce message :
Le médaillon est votre clé pour entrer à Landover et en sortir. Portez-le, et vous serez reconnu comme héritier légitime du trône. Retirez-le, et vous vous retrouverez à l’endroit de la carte marqué d’une croix. Vous seul pouvez ôter le médaillon. Nul ne peut vous le prendre. Si vous le perdez, à vous d’en assumer les conséquences.
Meeks.
Il s’agissait d’un médaillon de métal ancien, terni, gravé d’un chevalier en habit de combat, chevauchant dans le soleil du matin sur fond de château fort entouré d’un lac. Une chaîne double était fixée au médaillon. C’était un superbe objet, mais il était fort usé. Même si l’on frottait, la souillure qui le tachait ne partait pas. Il le passa à son cou, prit la voiture et s’engagea sur l’autoroute.
Jusqu’ici, tout va bien, pensa-t-il. Tout se déroule selon les instructions. Il avait déposé la carte sur le siège à côté de lui après avoir mémorisé les précisions qui s’y trouvaient. Il devait suivre l’autoroute presque jusqu’à Waynesboro, sortir vers Lynchburg, puis, trente kilomètres plus tard, il trouverait une aire de stationnement sur un promontoire dominant une série de montagnes et de vallées faisant partie de la forêt nationale George-Washington. Elle serait signalée par un petit panneau vert portant le numéro 13 en caractères noirs. Il y aurait un téléphone de secours et un abri. Il devait s’y garer, fermer la voiture en laissant les clés à l’intérieur et traverser la route jusqu’à un petit sentier sur l’autre bord. Il suivrait le sentier de montagne pendant environ trois kilomètres. Là, il serait attendu.
Par qui, ni la lettre ni la carte ne le précisaient.
Il était tout de même inscrit sur la carte que quelqu’un passerait plus tard récupérer la voiture. Quant au téléphone, il pourrait éventuellement lui servir à se faire rapatrier, s’il décidait de rebrousser chemin. Il y avait un numéro à appeler.
Il eut soudain un doute. Il était très loin au milieu de nulle part, et seul Meeks savait où il se trouvait. Si Ben venait à disparaître, Meeks se trouverait d’un coup plus riche d’un million de dollars, en supposant que tout ceci ne fût qu’une escroquerie bien montée. On en avait vu de plus belles, et pour moins que ça.
Il réfléchit un instant et secoua la tête. Non, cela ne se pouvait pas. Meeks travaillait comme agent pour Rosen, et un homme nommé à un tel poste était impitoyablement sélectionné. D’autre part, il existait de nombreuses façons pour Meeks de se faire prendre. Miles savait que Ben avait pris contact avec le grand magasin, et pourquoi. On pourrait remonter la piste des fonds qu’il avait fait transférer. Il avait déposé dans son coffre des copies de la lettre de confirmation signée Meeks. Enfin, l’annonce du catalogue était connue du public.
Il chassa ces doutes de son esprit et se concentra sur la route. Son impatience le travaillait depuis des semaines. Il était si remonté qu’il pouvait à peine se contenir. Il avait mal dormi la nuit précédente et s’était réveillé dès avant l’aube. Cela le rendait vulnérable à toutes sortes d’idées saugrenues.
Au bout de vingt minutes, il distingua l’aire de repos et le panneau vert porteur du numéro 13 peint en noir. Il leva le pied et quitta la route, s’arrêtant devant l’abri et le téléphone de secours. Il sortit de la voiture et observa les environs. À sa droite, le chemin descendait de plusieurs dizaines de mètres jusqu’à une barrière constituée d’une chaîne tendue entre des poteaux et à un promontoire qui dominait des kilomètres de forêts et de crêtes faisant partie du parc national. À sa gauche, de l’autre côté de la route déserte, le flanc de la montagne s’élevait dans le soleil du matin, labyrinthe d’arbres et de rocs enveloppés de fines bandes de brume. Il leva les yeux vers le sommet pour regarder la brume tourbillonner et danser en rubans mouvants. L’air était calme et vide, et même le passage du vent ne faisait aucun bruit.
Il tira de la voiture son petit bagage. Ce n’était rien de plus qu’un sac de marin usé empli de quelques possessions qu’il avait pensé à emporter : une bouteille de son cher Glenlivet, à réserver aux grandes occasions, des affaires de toilette, de quoi écrire, des livres, deux paires de gants de boxe, quelques revues récentes qu’il n’avait pas fini de lire, de la bande adhésive, du désinfectant, un vieux survêtement et des chaussures de course. Il ne s’était guère encombré de vêtements. Il savait qu’il vaudrait mieux adopter ce qui se portait à Landover.
Il referma la voiture en laissant les clés à l’intérieur. Il glissa son portefeuille dans son baluchon, jeta un dernier regard alentour et traversa la route. Il était vêtu d’un survêtement léger bleu marine orné d’un passepoil rouge et blanc et de chaussures de sport bleu marine. Il en avait apporté deux paires car il ne voyait rien de mieux à mettre pour un tel voyage, et parce qu’il doutait qu’il y eût à Landover rien de plus confortable. Il trouvait curieux que Meeks ne lui ait donné aucune précision concernant les effets personnels ou les vêtements à emporter.
Il s’arrêta sur le bord opposé de la route et examina la pente boisée qui s’étirait devant lui. Un petit torrent dévalait parmi les rochers toute une série de rapides, éclaboussant d’argent le soleil tacheté. Un sentier zigzaguait le long et disparaissait sous les arbres. Ben hissa le sac de marin sur son épaule et se mit en marche.
Le sentier décrivait une succession de tournants et de courbes sur la rive, devenant plat dans les clairières où des bancs de bois offraient un peu de repos au promeneur fatigué. L’eau gargouillait et clapotait contre ses berges de terre et par-dessus les rochers. C’était l’unique son audible de cette matinée de novembre. À mesure qu’il s’élevait, la route et la voiture disparaissaient derrière lui, et bientôt il ne vit plus que la forêt. La montée se faisait moins raide, mais la forêt se refermait sur lui de chaque côté et le sentier devenait plus difficile à distinguer. Enfin, le torrent prit la direction d’une falaise élevée, et le sentier continua seul.
La brume descendit peu à peu sur Ben.
Il s’arrêta alors et regarda de nouveau autour de lui. Il n’y avait rien à voir. Il écouta. Rien à entendre. Il avait tout de même la désagréable sensation d’être suivi. Un doute entama momentanément sa détermination. Toute cette affaire n’était peut-être qu’une erreur grosse comme lui. Il balaya rapidement ce soupçon et reprit sa route. Il s’était engagé plusieurs semaines auparavant. Il était bien décidé à trouver le fin mot de l’histoire.
La forêt s’épaissit, tout comme le brouillard. Les arbres l’enserraient de près, sentinelles sombres et squelettiques avec leurs feuilles mourantes et leurs rameaux persistants, leurs lianes longilignes et les carrés de chiendent à leur pied. Il devait se frayer un chemin entre les pins et les épicéas pour ne pas quitter la piste, et la brume couvrait lourdement ce qui avait été une matinée ensoleillée. Les aiguilles de pin et les feuilles tombées craquaient sous ses pieds ; trop loin pour qu’il puisse les voir, de petits animaux détalaient sur cet épais tapis.
Au moins, il n’était pas totalement seul, pensa-t-il.
Il avait de plus en plus soif, mais n’avait pas pensé à emporter de bouteille d’eau. Il aurait pu rebrousser chemin et tenter de boire l’eau du torrent, mais il hésitait à perdre ainsi son temps. Pour oublier sa soif, il se mit à penser à Miles. Il essaya de l’imaginer avec lui dans ces bois, peinant le long du chemin, essoufflé et de mauvaise humeur. Il sourit. Miles détestait l’exercice sous toutes ses formes, sauf celles qui incluaient la présence de canettes de bière et d’assiettes pleines. Il jugeait que Ben était fou de s’obstiner à s’entraîner pour la boxe après avoir cessé la compétition depuis tant d’années. Pour lui, les athlètes étaient des petits garçons qui n’avaient jamais grandi.
Ben secoua la tête. Miles entretenait beaucoup d’opinions insensées.
Il ralentit son allure : le sentier se perdait dans les hautes herbes. Un groupe de pins serrés les uns contre les autres barrait le passage. Il franchit l’obstacle et s’arrêta.
— Oh là… chuchota-t-il.
La muraille rugueuse d’un tronc de chêne immense se dressait devant lui, tout enveloppée d’ombres. Son centre était percé d’un tunnel comme creusé par les mains d’un géant. C’était un tunnel noir et vide, un trou interminable, un terrier qui s’enfonçait dans des rubans de brouillard qu’agitaient des mains invisibles. Des bruits montaient du rond, lointains et non identifiés.
Ben, debout à l’entrée du tunnel, plongea son regard dans le brouillard et les ténèbres. Le passage mesurait sept mètres de large et le double de hauteur. Jamais il n’avait rien vu de semblable. Il sut immédiatement que rien appartenant à ce monde n’avait pu le créer. Il comprit aussi où il menait. Pourtant, il hésitait. Ce tunnel avait quelque chose qui le mettait mal à l’aise, en plus du fait qu’il était né d’un acte surnaturel. Il avait un air, une allure, qui le gênait profondément.
Il jeta un œil prudent à l’intérieur. On ne voyait rien. Il aurait pu se croire la seule créature vivante de la forêt s’il n’avait entendu ces sons venus de là-bas, ces espèces de voix…
Il ressentit soudain un violent désir de retourner là d’où il était venu. Le sentiment était si puissant qu’il fit un pas en arrière avant de se reprendre. L’air issu du tunnel semblait venir le chercher d’une main de velours qui laissait sa peau humide. Il serra plus fort son sac de marin et se redressa pour résister à ce qu’il éprouvait. Il respira profondément. Y aller ou rebrousser chemin ? Que choisissait l’intrépide aventurier Ben Holiday ?
— Bon, souffla-t-il.
Il se mit en marche. Le tunnel avait l’air de s’ouvrir pour lui : les ténèbres se retiraient exactement au rythme de son avance. Le brouillard le caressait comme les mains tendres et ferventes d’une amante. Il allait d’un pas ferme, décidé, jetant de brefs regards à droite et à gauche, sans rien distinguer. Les sons continuaient de monter d’un lointain invisible et toujours indéterminé. La terre molle et spongieuse s’enfonçait sous son poids. Des troncs et des branches obscurs se tordaient autour de lui, formant des murs et un plafond qui ne laissaient filtrer pas même la moindre lumière, comme un réseau d’écorce humide et de feuilles séchées.
Ben se hasarda à regarder derrière lui. La forêt d’où il venait avait disparu. La bouche du tunnel n’était plus là. Il était aussi loin de l’entrée que de la sortie, et chaque côté avait le même aspect.
— Pas mal, les effets spéciaux.
Il se força à sourire rapidement, avec une pensée pour Miles ; il se trouvait ridicule d’éprouver ce qu’il éprouvait, et toute cette histoire lui plaisait de moins en moins…
C’est alors qu’il entendit le hurlement.
Il était monté des ténèbres et de la brume quelque part derrière lui. Il se retourna de nouveau, sans s’arrêter. On bougeait dans le tunnel obscur. Des silhouettes jaillissaient des arbres – humaines en apparence, mais si frêles et élancées qu’elles en étaient presque éthérées. Des visages apparurent, fins, anguleux, avec, derrière une moisson de cheveux de mousse et de sourcils en épi, des yeux perçants qui jetaient des regards alentour.
Le hurlement retentit une nouvelle fois. Ben cligna des yeux. Une monstrueuse apparition noire planait dans l’air humide, formée d’écailles et d’ailes de cuir garnies de griffes et de piques. C’était cela qui avait crié.
Ben cessa complètement de marcher et regarda. Vraiment, les effets spéciaux étaient de plus en plus réussis. On aurait juré que celui-ci était vrai. Il laissa tomber son sac sur le chemin, posa ses poings sur ses hanches et observa la chose, qui prenait maintenant trois dimensions. Elle était très laide, aussi grande qu’une maison et plus terrifiante que le pire des cauchemars. Mais il savait faire la différence entre la réalité et l’illusion. Meeks allait devoir faire mieux s’il voulait que Ben…
Il interrompit brusquement le cours de ses pensées. L’apparition venait droit sur lui, et n’avait plus l’air aussi bidon. Elle avait même un aspect de plus en plus vrai. Il ramassa son sac et recula. La chose cria. Et même ce cri sembla réel.
Ben avala sa salive avec peine. Peut-être était-ce parce que la chose était bel et bien réelle.
Il cessa d’être rationnel et se mit à courir. L’apparition le suivit, lançant encore une fois son cri. Elle était tout près de lui, comme un cauchemar dont on n’arrive pas à sortir. La chose se posa sur le sol du tunnel et commença à courir à quatre pattes, les ailes repliées contre le corps, qu’elle avait compact et brûlant, comme chauffé par quelque feu intérieur. Et sur son dos, il y avait quelque chose, une ombre aussi noire que la chose, contrefaite mais portant armure, dotée de mains noueuses qui tenaient des rênes pour diriger la bête.
Ben courut plus vite ; sa respiration devenait difficile et exprimait sa terreur. Il était bien entraîné, mais la peur le privait de ses forces et il ne parvenait pas à gagner sur la créature qui le poursuivait. Tout autour de lui, il voyait les étranges visages apparaître et s’évanouir, esprits venus des brumes, perdus dans les arbres, spectateurs de la course qui avait lieu dans le tunnel. Il songea un instant à quitter le sentier et à s’enfoncer dans la forêt parmi les visages. La chose ne pourrait peut-être pas l’y suivre. Elle était si massive que, même en essayant de continuer la chasse, elle serait ralentie par le lacis des branches. Mais il serait perdu dans l’obscurité et le brouillard, et ne retrouverait jamais son chemin. Il resta donc sur le sentier.
L’apparition qui le traquait cria encore. Ben sentait le sol du tunnel trembler à mesure qu’elle approchait.
— Meeks, va au diable ! hurla-t-il désespérément.
Il sentait le frottement du médaillon contre sa poitrine, sous l’épaisseur du survêtement. Il saisit instinctivement le talisman qui lui avait été fourni pour lui permettre d’entrer sans encombre à Landover et, si besoin était, d’en repartir. Le médaillon pourrait peut-être faire fuir cette chose…
Soudain, un cavalier apparut à la lisière des ténèbres ; c’était une forme trouble et imprécise. Il s’agissait d’un chevalier à l’armure bosselée et déformée ; il tenait sa lance si bas qu’elle touchait presque le sol devant lui. L’homme et sa monture étaient également sales et mal tenus, et leur apparence était aussi hostile que la chose qui talonnait Ben. Le cavalier dressa la tête à son approche, et la lance se releva. Il y eut derrière elle une trace rapide de lumière.
Ben redoubla de vitesse. Le tunnel touchait à sa fin. Il devait en sortir ; il fallait qu’il fuie.
Le monstre lancé à ses trousses poussa un cri qui se termina en un terrifiant sifflement.
— Ne m’approche pas, espèce d’horreur ! hurla Ben, affolé.
Le cheval et son cavalier surgirent alors devant lui, soudain grandis, impressionnants malgré la saleté qui les couvrait. Ben laissa échapper une exclamation de surprise. Il avait déjà vu ce chevalier. Le médaillon qu’il portait était gravé à son effigie !
L’haleine fétide et âpre de la chose noire léchait sa nuque. Saisi de terreur, il ressentait l’emprise glaciale de quelque chose d’inhumain dans sa poitrine. Là-bas, dans le soleil éblouissant qui marquait la fin du tunnel, le chevalier donna des talons. Les visages de la forêt tournoyèrent comme des fantômes désincarnés. Ben hurla. La chose noire et le chevalier le prenaient en tenaille et fondaient sur lui comme s’il n’était pas là.
Le chevalier l’atteignit le premier et passa au grand galop ; les flancs du cheval en pleine charge le bousculèrent et il s’étala sur le chemin. Il tomba dans les ombres la tête en avant, et il ferma les yeux de toutes ses forces pour se protéger d’une soudaine explosion de lumière.
Les ténèbres s’abattirent sur lui et le monde se mit à tourbillonner. Il avait perdu son souffle en tombant et avait du mal à le retrouver. Il gisait face contre terre et sentait sur son cou l’humidité de l’herbe et des feuilles. Il tint ses yeux fermés et attendit que cesse le tournoiement.
Lorsqu’il cessa enfin, Ben rouvrit prudemment les yeux. Il se trouvait dans une clairière. Autour de lui, la forêt s’élevait de toutes parts, brumeuse et noire, mais il devinait vaguement le jour à travers la frondaison. Il se releva lentement.
Alors, il vit le dragon.
L’incrédulité le cloua sur place. Le dragon était endormi à quelques dizaines de mètres sur sa gauche, roulé en boule contre une rangée de troncs sombres. Il était monstrueux, tout en écailles, piquants, griffes et crêtes épineuses. Ses ailes étaient repliées le long de son corps et son mufle caché sous ses pattes de devant. Des jets de vapeur irréguliers montaient de ses naseaux au rythme de ses ronflements satisfaits. Les ossements blancs et nus de son repas le plus récent étaient éparpillés un peu partout.
Ben étouffa lentement son souffle, certain pendant un instant que c’était là la chose noire qui l’avait poursuivi dans le tunnel. Mais non, la chose était totalement différente…
Il cessa de se demander ce qu’il avait sous les yeux et se mit à chercher comment y échapper. Il aurait bien voulu savoir si tout cela était ou non réel, mais il n’avait pas de temps à consacrer à la question.
Prudemment, il se glissa entre les arbres, se faufilant près du dragon pour atteindre la lumière. Il tenait son sac sur l’épaule et le serrait fortement contre lui. Le dragon avait l’air profondément assoupi. Il ne faudrait que quelques secondes pour passer devant. Retenant sa respiration, Ben continua à placer un pied devant l’autre en silence. Il avait presque doublé le cap lorsque la bête souleva une paupière.
Ben se figea sur place. Le dragon le regardait de travers, fixant un seul œil sur lui, immobile parmi les arbres. Ben resta ainsi un moment, puis entreprit de reculer lentement.
La tête du dragon tourna vivement en descendant vers le sol. Ben n’en recula que plus vite, tandis qu’autour de lui les arbres se faisaient plus clairsemés et que la lumière augmentait. Le dragon roula sa lèvre presque avec dédain pour révéler plusieurs rangées de dents noircies.
Et il souffla sur Ben comme un homme soufflerait sur une mouche agaçante. L’haleine puissante saisit Ben et l’expédia dans la brume comme une poupée de chiffon. Il ferma les yeux, se roula en boule et se prépara au pire. Il heurta violemment le sol, rebondit une ou deux fois et s’arrêta après quelques tonneaux.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait seul dans une prairie de trèfle.